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1928-1932. Concours de composition Beatty. Débat autour du folklore

 

Afin de soutenir la promotion du Canadien Pacifique, son président, E. W. Beatty, met en place les Festivals de la chanson du terroir et annonce, en 1927, l’organisation d’un concours de composition. Les lauréats sont choisis l’année suivante lors du Festival tenu à Québec du 24 au 28 mai. L’œuvre soumise doit utiliser des thèmes folkloriques dans l’un des genres suivants : suite ou poème symphonique, cantate, quatuor à cordes ou arrangement pour voix égales ou mixtes. Le concours est ouvert à tous les pays sauf pour les arrangements vocaux, réservés uniquement aux Canadiens. Le jury est composé des membres suivants : Achille Fortier, compositeur québécois, Paul Vidal, professeur au Conservatoire de Paris, Hugh Allan, directeur du Royal College de Londres, Ralph Vaughan Williams, compositeur anglais et Éric de Lamartier, directeur adjoint de l’orchestre de l’Opéra de Chicago.

 

Champagne et Descarries en sont informés et décident d’y participer, mais sans que l’un n’en dise mot à l’autre. À l’audition, la comparaison entre les deux œuvres proposées au concours montre des différences notables dans la durée, la structure musicale et le traitement des éléments folkloriques. J’en retiens quelques éléments.

 

Champagne compose une Suite canadienne pour chœur et orchestre d’une durée de 7 minutes, inspirée de quatre airs de folklore [9] constituant quatre mouvements distincts. Il s’agit presque d’un arrangement musical, fort bien construit. Chaque air est chanté textuellement par un chœur accompagné d’une orchestration subtile et raffinée.

 

Auguste Descarries écrit une Rhapsodie canadienne, sous forme de concerto pour piano et orchestre d’une durée de 15 minutes, en un seul mouvement, inspiré de deux airs folkloriques[10] contrastés rythmiquement et qui servent de thèmes principaux, comme dans une sonate. Après une introduction, les deux airs sont d’abord présentés au complet avant d’être repris, de manière fragmentée et sous forme de brefs rappels rythmiques et harmoniques, dans des variations successives où la virtuosité pianistique est mise en valeur. Il propose une œuvre originale où le piano occupe une part importante. La présence folklorique n’est utilisée, en somme, que pour répondre aux exigences du concours.

 

Le 14 avril 1928, on annonça les gagnants suivants : le prix de la suite symphonique à Arthur C. Lloyd de Vancouver ; celui du quatuor à George Bowles de Winnipeg ; celui de l’arrangement pour voix égales à Ernest MacMillan de Toronto et celui pour voix mixtes, partagé entre Alfred E. Whitehead et Irvin Cooper, de Montréal. La presse se plaint cependant de n’y voir aucun gagnant canadien-français. Le jury retarde sa décision quant à l’attribution du prix pour la cantate. Le gagnant n’est connu que le 22 mai, soit deux jours avant le début des concerts. Claude Champagne en est le récipiendaire, mais son œuvre ne sera pas entendue durant ce festival.

 

Quelques semaines plus tard, il dépose le manuscrit chez l’éditeur Durand, puis soumet la partition éditée à Rhené-Bâton qui en assure la création aux Concerts Pasdeloup, à Paris, le 20 octobre 1928. Bien qu’ayant reçu le prix Beatty dans la catégorie « cantate », le compositeur en précise alors le titre et la forme : « Mon œuvre, qui est à vrai dire une suite symphonique, s’inspire de quatre chansons et comporte aussi l’arrangement et le complément du texte dans l’esprit que le voulait le concours. » [11]

 

Muni d’une partition éditée et d’un dossier de presse élogieux, il revient à Montréal en décembre suivant et dirigera sa Suite canadienne avec le Montreal Orchestra en mars 1933. Grâce à cette édition, ce sera l’œuvre la plus jouée durant les années trente. À l’exception d’une Danse villageoise écrite en 1929 en quatre versions différentes, Champagne ne composera plus jusqu’en 1942. Il demeurera un défenseur de l’utilisation du folklore comme source identitaire musicale jusqu’à son décès en 1965.

 

Mais alors, que s’est-il passé avec l’œuvre de Descarries, également soumise au prix Beatty ? La Rhapsodie canadienne n’est pas retenue par le jury. Car, même si le titre annonce une rhapsodie, il s’agit en fait d’un concerto (le premier écrit au Québec), un genre qui ne correspond pas aux catégories du concours. De plus, les thèmes folkloriques énoncés clairement au début de l’œuvre sont par la suite de plus en plus disséminés dans le développement musical sous forme de variations. Descarries n’endosse pas l’idée d’avoir recours au folklore pour faire une œuvre dite canadienne.

Il rejoint ainsi les propos tenus par Rodolphe Mathieu entre 1928 et 1930[12], dans lesquels celui-ci remet en question l’utilisation du folklore pour faire œuvre véritablement canadienne. Mathieu affirme que, si le folklore est une mine d’or pour tous ceux qui ont besoin d’un schéma, « un compositeur serait vite dégoûté s’il devait toujours s’inspirer des chants écrits par d’autres, d’autant plus que ces mélodies ne sont pas canadiennes, mais bien françaises », que seuls les textes ont un caractère national et que, de plus, « nous ne sommes plus des Français, nous nous sommes transformés ». Ces textes sont reproduits dans une anthologie (Parlons… musique) publiée en 1932.

 

Séduit par les propos de son collègue, Auguste Descarries publie un compte-rendu élogieux de l’anthologie de Mathieu quelques semaines plus tard. Il souligne particulièrement un article concernant le folklore et avec lequel il se montre entièrement d’accord : « Je recommande particulièrement le bel article sur le folklore pris comme base de création d’école nationale. L’auteur nous démontre en quel chaos peut toujours nous jeter, en matière artistique, la confusion entre les genres, présentement entre la littérature et la musique. » [13] Et, pour appuyer son propos, Descarries choisit de reproduire, en conclusion, cette citation particulière de Mathieu avec laquelle il se sent en parfait accord :

« Pour un compositeur, créer des mélodies nouvelles est une grande joie. Il serait au contraire vite dégoûté de la musique s’il devait toujours s’inspirer de chants écrits par d’autres compositeurs. »

 

Force est de constater que Descarries partage les vues de Mathieu et n’adhère pas au discours identitaire dominant de l’époque [14]. Cette opposition au discours ambiant constitue de la part de l’auteur de la Rhapsodie une attitude moderne, et ce, même si son écriture musicale s’inscrit toujours dans la tradition.

 

Il soumettra à nouveau cette œuvre sous forme manuscrite en 1936, cette fois au concours de composition Lallemand, mis en place par Wilfrid Pelletier à qui on reprochait de ne pas jouer suffisamment de pièces canadiennes à la Société des concerts symphoniques. Il en fait part au mécène Jean Lallemand qui accepte d’offrir un prix de 500 $ à une œuvre « qui contribuera à mousser le sentiment national ». Mais, aux pièces de Marvin Duchow et de Descarries, le jury préfère celle d’Henri Miro (1879-1950) intitulée Scènes mauresques, une œuvre aux sonorités hispanophones d’un compositeur montréalais d’origine espagnole reconnu surtout pour sa musique populaire et ses opérettes.

 

L’œuvre de Descarries avait alors été interprétée par un illustre inconnu, le pianiste danois Helmut Baerwald (1902-1953) résidant à New York, et dans de mauvaises conditions que le compositeur évoque dans sa lettre à Ernest MacMillan lorsque ce dernier la dirige en 1938 : répétitions insuffisantes, copies manuscrites du matériel d’orchestre erronées, bâclées et illisibles, en somme, de nombreux problèmes reliés à l’absence d’une partition éditée. Il rejoue son œuvre à Toronto en janvier 1957 sous la direction de John Adaskin [15]. Descarries meurt l’année suivante et l’œuvre sombre dans l’oubli jusqu’à sa re-création par Isabelle David le 7 décembre 2017. Mais revenons au début des années trente.

[9] Airs choisis dans l'ordre : Nous étions trois capitaines; C'est Pinson avec Cendrouille; Et moi je m'en passe; Le fils du Roi s'en va chassant.

[10] Marianne s’en va-t-au moulin et Isabeau s’y promène.

[11] Lettre de Claude Champagne du 18 septembre publiée dans La Vie canadienne, décembre 1928, p. 466.

[12] Rodolphe Mathieu, « Individualisme et nationalisme en art », La Vie canadienne, avril 1928 ; « La source folkloriste pour les compositeurs », La Presse 14 avril 1928 ; « Rodolphe Mathieu marque les bornes du folklore en musique », La Presse, 20 décembre 1930 ; « Le caractère nécessaire à la musique canadienne », La Presse, 11 septembre 1931. Reproduits dans : Parlons… musique, Montréal, Albert Lévesque, 1932.

[13] Auguste Descarries, « Dans le monde des lettres. Parlons… musique de Rodolphe Mathieu », La Revue moderne, juin 1932, p. 6.

[14] Et ce, même si un nombre important de compositeurs, incluant Descarries, ont écrit, à des fins alimentaires et commerciales, de nombreux arrangements folkloriques au cours de leur carrière. Ces pièces brèves trouvaient beaucoup plus facilement un éditeur que les œuvres originales de plus grande envergure.

[15] Les archives de Descarries déposées au Service des archives de l’Université de Montréal conservent une captation radiophonique de ce concert.

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